Pays émergents: une crise sélective, sans plus

L’on constate, depuis plusieurs années, une corrélation négative entre l’évolution du billet vert et les performances des marchés émergents.

Il y a quelques semaines, au plus fort de la crise turque, nombre des indices et trackers qui répliquent l’évolution des marchés émergents ont cédé plus de 20% par rapport aux sommets atteints, pour la plupart d’entre eux, au cours des premières semaines de l’année. A ce niveau de correction, le marché est dit baissier. Il le fut il y a 20 ans déjà; à l’époque, la correction était partie de Thaïlande, contrainte, faute de réserves en devises étrangères, de renoncer à son rattachement au dollar. La crise avait ensuite contaminé de nombreux pays asiatiques, avant de s’étendre jusqu’à la Russie et au Brésil, entre autres. En cause, essentiellement: une dette étrangère libellée en devises (généralement, en dollar) beaucoup trop élevée par rapport au PIB.

Certains investisseurs voient dans les difficultés que vivent aujourd’hui plusieurs marchés émergents, de même que dans les risques de conflit commercial, une grave menace pour l’évolution boursière. A moins d’une guerre commerciale totale, nous ne craignons toutefois pas une contamination massive.

Dollar

Le premier problème est l’appréciation du dollar. L’on constate, depuis plusieurs années, une corrélation négative entre l’évolution du billet vert et les performances des marchés émergents. Si l’économie américaine a perdu de sa prépondérance, c’est moins le cas du dollar. D’après une étude scientifique menée en 2015, la facturation des marchandises en dollar est 4,7 fois plus élevée que la part des Etats-Unis dans les importations mondiales; de nombreux exportateurs fixent en d’autres termes toujours le prix de leurs produits en dollar, et non dans leur propre monnaie ou dans celle de l’importateur.

Toute appréciation du dollar propulsant leurs prix à la hausse, elle décourage les importations étrangères. Simultanément, elle accroît le coût du crédit dans les économies où de nombreuses dettes sont contractées en dollar. La vigueur de la monnaie américaine hypothèque donc la croissance des marchés émergents, tout en provoquant une pression inflationniste.

La forte appréciation du dollar par rapport à d’autres devises en 2014 et en 2015 a entraîné une correction boursière sensible dans les pays émergents, correction qui a culminé avec la crise de la croissance chinoise des premiers mois de 2016. Entre cette époque et le début de 2018, toutefois, l’on a observé un net redressement des marchés émergents à chaque fois que le dollar cédait du terrain (en 2017, surtout); le sommet qu’ont connu au début de cette année les pays émergents coïncide d’ailleurs avec le plancher atteint par la monnaie américaine face aux autres grandes devises.

Mauvais élèves

En réalité, les difficultés qu’ont actuellement les pays émergents sont plus politiques qu’économiques. La conjoncture mondiale ne s’est jamais aussi bien portée que l’an dernier. Si plusieurs pays souffrent, l’on ne peut, au contraire de ce qui s’était passé il y a 20 ans, parler de crise généralisée de ce marché.

Les pays en difficulté sont de surcroît de “mauvais élèves”. Des Etats comme l’Argentine, le Brésil, l’Indonésie, la Turquie ou l’Afrique du Sud enregistrent un déficit (élevé) de leur compte courant (au niveau de la balance commerciale, principalement) et sont chroniquement (très) endettés en devises étrangères, surtout en dollar. A titre d’exemple, la dette étrangère de la Turquie représente 450% des réserves en devises étrangères de la banque centrale. A cela s’ajoute à présent la hausse de l’inflation induite par l’appréciation du dollar. La plupart de ces pays cultivent en outre une tradition de corruption, d’instabilité politique ou d’autocratisme teinté de népotisme (voyez la Turquie); ils ignorent consciencieusement les lois économiques et financières les plus basiques, au profit de “théories du complot étranger”.

Il existe fort heureusement des pays émergents exemplaires, qui enregistrent un excédent courant (sensible) et dont la monnaie n’a donc aucunement souffert de l’appréciation du dollar. Il s’agit principalement de la Thaïlande (excédent courant correspondant à 8% du PIB), de la Corée du Sud (5%) et de la Malaisie (2%).

Risque de guerre commerciale

Des pays comme l’Argentine et la Turquie n’ont aucun poids dans le PIB mondial. Il en va tout autrement de la Chine, qui conjugue elle aussi contreperformances boursières (les indices ont cédé 15 à 20%) et dépréciation sensible de sa monnaie (plus de 5% par rapport au dollar, cette année). Son excédent courant est en revanche bien réel: la faiblesse de la Bourse et de la monnaie est en fait entièrement imputable aux menaces de conflit commercial avec les Etats-Unis. Le déficit commercial colossal, et croissant, qu’enregistre le pays de l’Oncle Sam face à la Chine, est insupportable pour Donald Trump, qui accuse son “rival” de pratiques déloyales. Ce qui n’est pour l’heure qu’un conflit commercial sérieux pourrait, si les négociations échouent, dégénérer à l’approche des élections de mi-mandat (le 6 novembre). L’escalade pourrait affecter la croissance mondiale, provoquer une poussée inflationniste et étendre la crise à l’ensemble des pays émergents.

Redressement

Si ce scénario n’est pas à exclure, il n’est pas le plus réaliste. L’investisseur se montre, si l’on considère la valorisation moyenne des marchés émergents, assez pessimiste. La valorisation de l’indice MSCI Emerging Markets est retombée à 11,9 fois le bénéfice moyen escompté pour 2018, contre 16,3 fois pour le MSCI World et 17,9 fois pour le S&P 500. Au cours des cinq dernières années, c’est généralement à un rapport de 0,66 entre la valorisation moyenne de l’indice EM et celle du S&P 500 que la “sous-performance” des marchés émergents s’est arrêtée, pour faire place à une performance supérieure à celle de l’indice boursier américain. En d’autres termes, si une escalade du conflit commercial peut être évitée, la probabilité d’un redressement est réelle et la valorisation justifiera un réinvestissement.

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